Le monde occidental des démocraties consolidées ressemble beaucoup ces derniers temps à l’une de ces images des perspectives impossibles de Maurits Cornelis Escher. Vous ne savez pas si les escaliers montent ou descendent. C’est le monde des événements alternatifs où rien n’est ce qu’il semble, et parfois cela ne semble pas avoir d’importance non plus. La démocratie et la justice espagnole doivent-elles être remises en question au diapason de la critique qui émanent, parfois de l’intérieur, mais souvent de l’extérieur?
Le président du Parlement flamand, Jan Peumans, a estimé récemment que la démocratie espagnole n’est pas digne d’appartenir à l’Union européenne. Et un des correspondants étrangers à Bruxelles plus influents – français, Jean Quatremer, correspondant de Libération – estime que les lourdes peines demandées par le Procureur de l’Etat espagnol a l’encontre des politiciens indépendantistes catalans pour seulement demander l’indépendance de leur région (sic) n’est pas la marque d’un État démocratique.
Il ne fait aucun doute que beaucoup de personnes hors d’Espagne – en Belgique je le vois bien – considèrent exagérée la détention préventive. J’ai toujours trouvé curieux que mes interlocuteurs lors d’un debat amical sur le sujet puissent faire ce commentaire dans ce pays, malgré le fait qu’il existe sur leur territoire six preuves vivantes du risque d’évasion qui est à l’origine même de la détention préventive.
Le même débat existe en Espagne.
Ironiquement, si le gouvernement espagnol pouvait choisir, il préférerait qu’ils quittent immédiatement la prison. En fait, plusieurs ministres du gouvernement Sánchez se sont déjà exprimés dans ce sens. Ils savent que cette situation les rends «martyrs» et entrave la normalisation politique. Mais c’est surtout Carles Puigdemont, depuis son «exil» belge, qui a réclamé chaque jour à l’exécutif de Madrid la «libération» des prisonniers en échange de ne pas lâcher le soutien parlementaire qui maintient Pedro Sánchez au pouvoir.
Le fait que de nombreux hommes politiques essaient d’influencer directement le pouvoir judiciaire, et que leurs tentatives obtiennent le soutien enthousiaste de tant de personnes qui demandent au même temps une justice indépendante, montre que les faits alternatifs s’imposent progressivement dans les démocraties.
Jusqu’à la dernière minute, le gouvernement de Pedro Sánchez a tenté que le procureur de l’Etat ne considere pas le crime de Rébellion. Et en fait, il a ordonné à l’Avocat Général de l’Etat de ne pas le faire. En ce sens, les déclarations de certains ministres et même du président du gouvernement n’étaient pas très édifiantes. Et pourtant, l’accusation a montré qu’elle pouvait agir en dehors du pouvoir exécutif. N’est-ce pas la preuve qu’il existe en Espagne une séparation des pouvoirs?
La Constitution espagnole de 1978 – approuvée par référendum pour 88,54% des voix, dont plus de 90% en Catalogne – établit une démocratie parlementaire que l’organisation «Freedom House» qualifie de démocratie à part entière, avec les plus hautes qualifications en termes de liberté, droits politiques et civils. De plus, l’indice de démocratie de The Economist classe l’Espagne parmi les 20 premières démocraties du monde ponctuant plus ou moins comme la Belgique ou la France, voire un peu plus haut.
L’un des arguments apparemment irréfutables pour critiquer la piètre qualité de la démocratie espagnole est le rejet de la justice allemande à juger Carles Puigdemont pour Rébellion. Sans aucun doute, ce fut un revers important pour les juges espagnols. Mais il convient de lire attentivement le texte de l’audience territoriale du Schleswig-Holstein. Tout en estimant qu’il n’y avait pas assez de violence pour parler de Rébellion, il présume qu’il y a eu de la violence et en tient responsable à Puigdemont. La cour a également déclaré qu’il n’y a aucune raison apparente de croire que Carles Puigdemont courra le risque de persécution politique» s’il était livré en Espagne.
Les faits existent, mais ils sont ignorés.
L’Espagne figure parmi les pays ayant le ratio le plus faible par rapport à sa population dans les peines déclarant des violations de la Convention européenne des droits de l’homme au cours de la période 2013-2017. Encore une fois, le ratio de condamnations en Espagne est inférieur à la belge.
Toutes les démocraties ne reconnaissent pas leur pluralité culturelle par des actes. L’Espagne oui. Elle a signé la Charte européenne des langues minoritaires du Conseil de l’Europe, la Belgique non. La France non plus. L’Espagne est un État à caractère fédéral (Estado de las autonomías) très décentralisé, où les régions décident (comme en Belgique et en Allemagne par exemple, mais pas tellement en France) de l’éducation, de la culture, de la presse, de la télévision, des transports en commun… La Catalogne a même sa propre police, connue sous le nom de Mossos d’Esquadra, 17 000 hommes armés dotés de pouvoirs étendus sur un territoire où l’on voit rarement une police nationale ou une garde civile. Cela est possible parce que la décentralisation est basée sur la «fidélité» à l’ordre constitutionnel et le principe de confiance.
Dire que les dirigeants nationalistes catalans vont être jugés sur leurs opinions est aussi simpliste que efficace sur le plan de la propagande dans certains environnements. Mais si nous analisons les faits, il est difficile de nier l’existence d’une déclaration d’indépendance unilatérale qui, par sa propre nature, ne peut être constitutionnelle.
Mais surtout, cette indépendance unilatérale est un fait unique en soie dans un pays de l’UE, qui a provoqué des situations auxquelles nous ne sommes pas habitués dans nos démocraties, comme voir des hommes politiques prisonniers. Personnellement, je préférerais qu’il n’y avait pas de rébellion. Qu’il n’y avait pas de politiques prisonniers -pas de prisonniers politiques, attention-. Que nous n’ayons pas eu le problème de voir des élus jugés et éventuellement condamnés pour des actes dificiles à discerner, mais qui peuvent êtres très graves même s’ils ont etait commis au nom des voix reçues.
Mais en tant que démocrate, il faut laisser la justice agir. Je crois fermement qu’une vérité judiciaire de ce qui s’est passé est essentielle. Ensuite, nous verrons s’il y a des condamnations. Ou pardons («indultos»). Ou si le verdicts sont contestés à l’étranger dans des autres organismes judiciaires. L’Espagne a signé presque tous les traités internationaux qui reconnaissent des droits et établissent des obligations pour les États. Je veux que les juges se prononcent sans ingérence majeure. Qu’ils se prononcent à l’intérieur et, le cas échéant, également à l’extérieur du pays.
En un an seulement, nous avons vu entrer en prison en Espagne le mari d’une fille du Roi (Iñaki Urdangarin) et un ancien vice-président du gouvernement du PP (Rodrigo Rato). C’est précisément une autre condamnation pour une autre affaire, l’affaire «Gürtel», qui a provoqué la chute de Mariano Rajoy, l’ex President de gouvernement espagnole. Et ça, grace aux vois des independentistes au parlement espagnole ou il siègent et décident du destin de l’Espagne. Bref: nous parlons de condamnations qui affectent le gouvernement et la monarchie. Les plus grandes puissances de l’Etat. Le pouvoir executif puni par le judiciaire. Je considère tout cela comme une preuve solide de l’indépendance de la justice espagnole.
Le débat sur la détention provisoire et la peine demandée… est normal et nécessaire.
Les points de vues de Jean Quatremer, le journaliste français dont j’ai parlé avant, sont toujours pris en compte, et je partage beaucoup d’entre eux. Il est une réference a Bruxelles. Seulement, je pense que dans le cas catalan, il n’a pas encore saisi le tableau complet. Il a le droit de dire ce qu’il dit, et moi de ne pas être d’accord.
Jan Peumans est un homme honnête qui dit aussi ce qu’il pense. Il a le droit aussi. Mais en tant que président d’une institution officielle belge, pays ami et alié de l’Espagne, a le devoir de reflechir deux fois à ce qu’il dit.
Mais… le monde est déjà un lieu de passages impossibles, comme ceux des oeuvres de Maurits Cornelis Escher. Le représentant d’une région qui n’a jamais été un interlocuteur de l’État espagnol (l’interlocuteur est l’ambassadeur Belge), se voie soudainement légitimé en tant que tel. Geert Bourgeois a vu sa diplomatie parallèle valorisée comme il n’aurait jamais pu le rêver. Les faits alternatifs peuvent devenir réalité.
Et ça, parce que la réalité est devenue une forêt de miroirs convexes où tout le monde crie comme s’il conduisait avec la vitre fermé.
Qui gagnera? L’Etat de droit alternatif, ou le vrai?